Digitalisation des services publics: vers de nouveaux exclus du numérique ?

Depuis une dizaine d’années, les politiques en faveur du numérique sont mises en place dans une logique du numérique par défaut. Les services publics ne font pas exception et les chantiers de numérisation de ceux-ci se multiplient. Mais est-ce pour plus ou moins d’égalité? 2 chercheuses du Centre Interdisciplinaire de Recherche Etat et Société de l’UCL, Carole Bonnetier et Périne Brotcorne, ont analysé 3 organisations d’intérêt général, une mutualité, un organisme de transport public et un partenaire informatique régional dans la conduite de leur stratégie de transition digitale, ce dans le cadre du projet européen Idealic

30 entretiens réalisés en 2017 et 2018

La Mutualité planchait sur le déploiement d’un nouveau site Internet, une version numérique de son journal et des projets d’applications mobiles. L’organisme de transport travaillait lui aussi un site Internet et des applications mobiles et préparait une présence sur les réseaux sociaux. Le partenaire informatique régional s’attelait à un nouveau guichet électronique proposant des services administratifs régionaux et locaux en ligne et un portail général d’informatique régionale. L’étude a été réalisée entre janvier 2017 et juin 2018 sur base de 10 entretiens en moyenne dans chaque organisation.

La digitalisation vue comme inéluctable

Le rapport présenté le 5 septembre dernier par Carole Bonnetier et Périne Brotcorne se penche de façon approfondie sur la dimension inclusive des processus de mise en technologie mis en place par les 3 organisations, c’est à dire dans quelle mesure les nouveaux services publics digitaux constituent une offre accessible à tous les usagers. Ce qui apparaît de prime à bord dans l’étude, c’est le côté inéluctable de la transition digitale. Carole Bonnetier & Périne Brotcorne: »La numérisation des services de nos trois organismes semble aller de soi aux yeux des parties prenantes. Ainsi, un cadre dirigeant de la mutualité explique: »L’objectif est d’aller vers la numérisation, tandis qu’un responsable marketing de l’entreprise de transports publics déclare: « C’est vrai que dans notre stratégie, c’est le futur tout au numérique » et qu’un manager du partenaire informatique d’instances publiques régionales conclut par cette observation sans appel: « On est obligé d’évoluer, de suivre la tendance. » Cette injonction au numérique pour le numérique interpelle Carole Bonnetier et Périne Brotcorne à 2 niveaux.

Une certaine vision du monde

Tout d’abord, elle ouvre la porte à l’innovation pour l’innovation, et donc à un alignement de plus en plus sensible de l’informatique publique sur les plates-formes dominantes comme Google, Amazon ou Facebook. Or la technologie n’est pas neutre. Elle a une épaisseur sociale, porte les valeurs et la vision du monde de leur concepteur. Et celles des GAFAM est tout sauf proche du bien commun. Carole Bonnetier & Périne Brotcorne : «Numériser des offres de services public sur le modèle des grandes plates-formes numériques sans questionner suffisamment leur adéquation aux principes d’intérêt général, c’est risquer d’importer leurs logiques marchandes au sein des services à vocation publique. L’idée ici n’est pas de s’opposer à la numérisation des services publics, mais d’oser la mettre en débat afin d’interroger ouvertement autant que collectivement ses finalités. S’assurer de mettre la numérisation à l’épreuve des principes d’intérêt collectif et non l’inverse suppose que les organismes «d’esprit public » déploient une stratégie ambitieuse, transversale et coordonnée, pleinement en accord avec les principes d’équité et d’inclusion qui fondent la légitimité de leur existence. »