Le dernier guichet

C’est le titre d’un article rédigé par Jehanne Bergé pour Médor.  De juin à septembre 2022 dernier, le magazine coopératif a posé ses cahiers pour observer, au 156 rue de la Poste à Schaerbeek, les travailleurs sociaux d’un guichet d’aide sociale de première ligne et prendre mesure de la réalité des usagers face à la digitalisation des services. Dans ce contexte, le projet d’ordonnance « Bruxelles Numérique » prend une perspective particulière, jetant un éclairage cru sur les dérives sociales d’une administration numérique 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7.

Aujourd’hui, chaque région structure autour d’un plan sa stratégie de digitalisation, avec en arrière fond l’éternelle question du décrochage possible des citoyens. Signe des temps, à Bruxelles, le projet d’ordonnance « Bruxelles Numérique » prévoit de rendre intégralement disponible en ligne tous les services administratifs et à communiquer avec les citoyens par ce biais. Par contre l’ordonnance qui a la même force contraignante qu’une loi n’impose pas aux administrations de maintenir un guichet humain.

Des guichets pour nos droits, pas du numérique

C’est ce que dénonce un collectif de 200 associations et de professionnels bruxellois dans une carte blanche publiée dans la Libre Belgique du 14 novembre. Dans la foulée, une soixantaine d’organisations ont appelé à manifester le 6 décembre dernier Place de l’Albertine à Bruxelles sous la bannière du slogan: « Des guichets pour nos droits, pas du numérique »

Le digital par défaut

La carte blanche est parrainée par quatre chercheurs.e.s et professeur.e.s qui ont étudié la problématique de la digitalisation des services et qui ont mis en évidence l’importance des guichets pour accéder aux droits : Périne Brotcorne, chercheuse au CIRTES à l’ UCLouvain ; Elise Degrave, professeure à la Faculté de droit de l’Université de Namur ; Andrea Rea, professeur à l’Université libre de Bruxelles  et Vincent Yzerbyt, professeur de psychologie sociale et culturelle à l’UCLouvain. Selon les cosignataires, l’objectif de la mesure est clair : « le digital va devenir la règle quand le papier et le contact humain seront des exceptions. C’est ce qu’on appelle le digital par défaut. Avec l’ordonnance dénoncent-ils encore, les situations de non recours aux droits (au travail, au logement, aux allocations,…) vont continuer à croître et seront laissées sur le carreau toute une série de personnes pour qui cet accompagnement humain est nécessaire et même vital, notamment pour accéder aux droits sociaux.

Un pis-aller social

Cette mesure pose aussi question au niveau des exigences d’égalité et de non-discrimination prévues par les articles 10 et 11 de la Constitution: « En effet, bien qu’elle soit neutre en apparence, l’ordonnance aboutit à imposer une différence de traitement non justifiée à près d’un Bruxellois sur deux, entraînant des conséquences néfastes graves au quotidien. Cette ordonnance est également contraire aux principes généraux de droit administratif (principe de continuité du service public, de bonne administration et d’accessibilité). Certes, les autorités bruxelloises affirment qu’il n’est “pas question d’abandonner une partie de la population en raison de la numérisation des services publics. Elle ne doit jamais être l’occasion d’une privation de droits ou d’accès aux droits” . Et elles imposent effectivement aux administrations de rédiger “une stratégie d’accompagnement”. Mais sous quelle forme ? Des campagnes de sensibilisation, des formations ou une orientation vers les Espaces Publics Numériques. C’est là faire abstraction du fait qu’il y aura toujours des personnes pour qui seul le contact humain permettra de s’en sortir dans les démarches administratives. »

Des serveurs vocaux et des chatbots au bout de la ligne

Retour par la pratique à Médor: « Après l’accueil, une porte. Sur celle-ci, un panneau: « chambre des secrets  ». Dans la pièce, un bureau, trois chaises. Khadija El Harraoui, assistante sociale, est installée derrière son ordinateur. Madame L entre, prend place : « Je viens pour demander une bourse d’études pour mes trois enfants inscrits en secondaire. Il n’y a plus de guichet. On ne peut le faire qu’en ligne ou par lettre recommandée, mais même par courrier il faut d’abord imprimer le document d’internet, je n’ai pas d’ordinateur.  » Habituée à la démarche, Khadija El Harraoui pose les questions d’usage : «  Vous avez pris vos papiers d’identité ? Vos codes pin ?  » Madame L a pensé à tout. L’assistante sociale insère la carte de séjour dans le lecteur pour se connecter à la plate-forme de la direction des bourses d’études. Sur l’écran, un message d’erreur : «  Nous rencontrons un problème lors de la récupération de vos données.  » Madame L pose sa main sur son front : «  Je suis mère célibataire. Ce n’est pas facile pour moi de venir ici, je dois laisser mes enfants seuls. Vous ne pouvez pas réessayer ?  » L’assistante sociale tente d’appeler le service. Au bout du fil, un message automatique : « »Tous nos agents sont actuellement en ligne, le temps d’attente est trop élevé.  » Un bip, ça raccroche. Elle soupire : « Je suis désolée, Madame, il faudra revenir ou faire vos demandes par recommandé, ce qui vous coûtera 22,59 euros.  » Madame L sort de la pièce, les épaules basses. »

La dématérialisation bouleverse le contrat social

« Dans la salle d’attente, d’autres personnes patientent : télécharger un Covid Safe Ticket, prendre rendez-vous avec la commune de Schaerbeek, contacter son syndicat fermé depuis mars 2020, remplir la déclaration d’impôts, accéder à son avertissement-extrait de rôle, se connecter à IRISBox… Dans le monde d’avant, chacun, chacune pouvait se rendre « en chair et en os  » dans les services publics concernés, pour poser ses questions aux guichets ou demander des formulaires papier. Aujourd’hui la « dématérialisation  » bouleverse ce contrat social ».

Pour un vrai débat public sur les enjeux de la numérisation des services

Des solutions existent pourtant. Voici celles que le collectif met sur la table : des guichets accessibles à toutes et à tous ; des coûts et des délais de traitement identiques pour les services quel que soit le canal utilisé ; des communications en papier pour les personnes qui le souhaitent ou le précisent, la création de mécanismes dans les formulaires et les profils à remplir en ligne qui permettent de montrer que la personne en question a des difficultés avec l’écrit ou le numérique; des logiciels accessibles, publics, adaptés et sûrs ; un financement structurel à la hauteur des besoins de la formation et de  » l’accompagnement vers le numérique » ; de la réflexion et du débat sur l’automatisation des droits et enfin, un vrai débat de société sur la numérisation de la société et, en particulier, des services d’intérêt général.

Bref il s’agit de quitter la logique du numérique au détriment de l’humain pour embrasser une approche où le numérique est utilisé en soutien de celui-ci. Affaire à suivre, comme on dit.