Politiques d’inclusion numérique : derrière la logique dominante, une autre voie est possible

La crise sanitaire a provoqué un tel effet de loupe qu’on est passé d’une interrogation critique sur les enjeux de l’inclusion numérique à un objectif nettement plus opérationnel. C’est ce qu’explique Périne Brotcorne dans un numéro spécial consacré au trio numérique, social et environnement. « Aux différents échelons de pouvoir, il s’agit aujourd’hui de « permettre aux « victimes de la fracture numérique de monter dans le train de la transformation digitale pour qu’ils profitent de ses nombreux avantages ».

Grâce au Plan de Relance européen, les autorités fédérales consacrent un budget conséquent (30 millions d’euros) au projet « e-inclusion for Belgium « , porté par la Ministre en charge de l’Intégration sociale. De son côté, le Secrétaire d’Etat à la Digitalisation a récemment initié son plan « Connectoo » visant à « supprimer la fracture digitale d’ici 2030 en formant des fonctionnaires à devenir aidants numériques auprès des citoyens. À l’échelle régionale wallonne, le Plan de relance place la « réduction de la fracture numérique » au rang des « programmes d’action prioritaires pour sortir de la précarité ». Un  » Plan d’actions pour la médiation numérique de tous les wallons » avait par ailleurs été initié en 2020 par le SPW Emploi et l’Agence du Numérique avec différents partenaires publics et associatifs, mais n’a pas encore été publicisé. « Mais », explique la chercheuse, « derrière un consensus sur la nécessité de déployer des initiatives en faveur de l’inclusion numérique se cachent néanmoins des logiques différentes. Chacune prend appui sur des manières spécifiques d’envisager la place et le rôle des technologies numériques et plus généralement du progrès technologique dans la société. »

Modèle intégratif et fétichisation de la technologie

Périne Brotcorne : « La première logique, dominante, procède d’une vision empreinte d’un déterminisme technologique selon laquelle la numérisation de la société est une évolution inévitable, parfois dotée d’une autonomie ou d’une volonté propre, mais en tout cas souhaitable pour le bien commun. Ce raisonnement, qui entretient une certaine confusion entre progrès technique et social, repose sur un imaginaire idéologique techniciste fermement ancré dans la société quant aux potentialités salvatrices des technologies. »

Faire porter aux personnes la responsabilité de leur fragilité

« Cette rhétorique placée sur les seuls bénéfices de la numérisation des services a pour conséquence d’éloigner la possibilité de questionner le sens de ces transformations ainsi que la direction qui leur est donnée. Face à un changement présenté comme inéluctable et porteur de progrès, la seule option envisageable est de s’y adapter. La logique qui s’impose est alors celle de l’insertion voire de la conformation à une norme sociale dominante. Dans la plupart des réponses politiques données, les problématiques liées aux « fractures numériques » sont abordées sous l’angle de « retards », de déficits individuels (d’accès, compétences, d’attitudes, de motivation) à combler. Les fragilités résultent, sous cet angle davantage de la responsabilité des personnes que de situations de vulnérabilités produites par des choix de société. »

Obligation de se conformer à des choix de société

« Cette orientation est manifeste dans le débat portant sur la montée en compétences numériques des citoyens et de leurs aidants numériques – digital budies. Les solutions d’accompagnement ou de médiation suggérées déchargent sur les individus et leur entourage la responsabilité de se former et de développer des usages pour assurer leur « bonne » insertion dans la société. Cette vision individualise les inégalités et s’intéresse peu à leurs causes sociales. Elle s’inscrit dans un cadre idéologique spécifique qui défend une posture centrée sur l’individu comme sujet autonome, responsable, capable d’activer les opportunités offertes par les technologies. On reconnaîtra dans cette logique celle propre aux politiques sociales d’activation se déployant dans le cadre de l’Etat social actif, bien documenté dans la littérature. C’est dire, autrement dit, que derrière leur nom, ces politiques relèvent en réalité d’une logique d’insertion visant à réadapter les individus aux nouvelles exigences de la société. »

Adapter le numérique à l’individu et non l’inverse

« Une seconde logique, moins visible dans les politiques en la matière, mais non absente, est toutefois bien celle d’une logique inclusive. A l’inverse d’une vision basée sur la réduction des « écarts à la norme » celle-ci est issue du modèle social du handicap mettant l’accent sur les déterminants contextuels des situations « hors normes ». Elle prône dès lors l’adaptation de l’environnement, notamment numérique, aux singularités des individus et non pas l’inverse. Ce changement de paradigme présuppose de s’éloigner d’une conception de la technologie comme un allant soi, neutre, ne soulevant que des questions d’ordre technique pour reconnaître leur dimensions sociales et politiques, « un terrain de lutte entre différents acteurs entretenant des relations différentes à la technique et au sens »

Inclusion « by design » et guichets physiques

« Ce déplacement permet de soulever la question de la responsabilité collective des acteurs politiques en général, et des fournisseurs de services en particulier, dans une offre de services adaptée à la pluralité des pratiques des individus et non pas seulement à celle d’un usager standard « mobile, connecté et autonome ». Au-delà de la stricte question d’accessibilité numérique, la mise en œuvre d’une telle logique implique l’adoption du principe « d’inclusion par la conception et le design » dans une visée démocratique, tout en s’assurant de maintenir des modalités d’accès non numérique aux services. »

Repolitiser le débat

Périne Brotcorne : « Pour dépasser la logique d’adaptation et d’activation dominante des politiques de lutte contre les fractures numériques, il est essentiel que la dématérialisation des services d’esprit public se déploient davantage selon une logique civique où priment les préoccupations liées à l’égalité de traitement des usagers et à la défense d’un intérêt général. Tant que la logique adaptative se maintiendra au détriment d’une logique inclusive permettant à chacun de vivre égaux et différents, la numérisation en cours, censé simplifier le parcours d’accès aux droits, contribuera probablement à la mise à l’écart de ceux qui en sont déjà loin. Le propos n’est en somme pas de s’opposer à la numérisation de la société. Il est plutôt d’insister sur la nécessité de repolitiser son débat, en l’ouvrant aux multiples enjeux démocratiques qu’elle soulève. »

Crédit photo Karine Jadinon