Vers des services publics à deux vitesses

En octobre dernier, Périne Brotcorne a défendu avec succès sa thèse intitulée : « Le façonnage sociotechnique des inégalités sociales numériques : représentations des usagers éloignés du numérique » lors de la numérisation des services d’intérêt général. » En pointant le risque de services publics à deux vitesses

Périne Brotcorne : « Ma thèse part d’un constat un peu surprenant ces dernières années d’un écart croissant entre d’un côté l’accélération de la transition numérique, de plus en plus encadrée par des politiques volontaristes fortes en matière d’amélioration de l’efficacité de l’administration et de l’autre une publicisation inédite, surtout depuis la crise Covid, d’un problème public de fracture numérique. »

Public invisibilisé

« Ma recherche date de plusieurs années. Elle a commencé avant la crise Covid. Je me suis basée sur les recherches d’Idealic. Lorsque dans les années 2017, on a commencé à travailler sur le sujet, les usagers éloignés du numériques, quand on allait voir les concepteurs, étaient invisibilisés. Ils étaient impensés ou fortement stéréotypés. On les réduisait à une population fortement minoritaire composée de seniors et de personnes en situation de handicap. Au fur et à mesure des études, des recherche et des statistiques, avec le baromètre de l’inclusion numérique et surtout avec la crise sanitaire, on est passé à un spectre beaucoup plus large de personnes en difficulté qui doivent obligatoirement être prises en compte dans toutes les réflexions sur la numérisation des services d’intérêt général. »

La fabrique d’un nouveau public

« On a ainsi assisté à la fabrique de ce que j’ai appelé un nouveau public. Il s’est créé une forme de dualisation entre le citoyen usager du service public et les personnes en difficulté. Le premier, c’est la figure du citoyen ordinaire qui est maintenant non pas connecté mais multi connecté : pour avoir accès de manière confortable aux services publics numériques, on a intérêt à avoir et le smartphone et l’ordinateur et des compétences numériques et administratives. De l’autre, il y a cette figure qu’on considère comme hors norme même si cela concerne un citoyen sur deux. Ses traits sont diversifiés mais il reste caractérisé comme un usager défaillant sur qui quelque part, on fait porter la responsabilité de sa non intégration. »

Mise en incapacité des publics

«L’ambition de ma thèse était d’éclairer les logiques qui étaient à l’œuvre dans cette fabrique de ce que j’ai appelé la mise en incapacité des publics « empêchés  »par la transition numérique généralisée des services d’intérêt général en Belgique. « Avec mes collègues, on se demandait de quelle manière la façon dont on se représente les usagers, dont on les catégorise, dont on les fait participer au processus de conception du service public numérisé pouvait contribuer à fabriquer des inégalités lors de l’usage.  »

Des projets déjà ficelés

Pour ce faire, Périne Brotcorne a analysé les modalités de participation mises en place lors de la conception des services publics, comment étaient pris en compte les usagers, en particulier ceux dits éloignés du numérique. « J’ai mis clairement en évidence qu’ils sont placés dans des formes très cadrées de participation au processus de développement technologique. De manière non surprenante, ils interviennent ponctuellement en fin de processus. Il y a plusieurs phases à la numérisation des services et clairement, on fait intervenir les usagers en général et les personnes éloignées du numérique en particulier aux seuls phases en aval, aux phases d’expérimentation. On les fait tester des offres qui sont déjà développées et dont ils sont juste amenés à se prononcer sur l’efficacité du processus de développement technologique. On leur demande juste de se prononcer sur le degré d’efficacité du service. On ne leur demande pas si une telle application a du sens pour eux, si elle répond à un de leur besoin. Je montre aussi que cette manière de faire participer le public favorise l’acceptabilité sociale d’un projet de numérisation qui est déjà ficelé et sur lequel ils n’ont pas grand-chose à dire. Cela ne favorise pas le processus de démocratisation du choix technologique dans une visée plus émancipatrice où ils auraient quelque à dire. »

Privatisation numérique des services publics

« On se trouve devant une transition numérique fondée sur une logique servicielle, une logique de service personnalisé où prime la satisfaction à court terme des usagers clients en reléguant au second plan les préoccupations inclusives. On ne veut pas réfléchir collectivement à long terme sur la façon d’avancer vers une numérisation équitable. Il y a une autre tendance de fond : celle de partenariats de plus en plus importants entre les services publics et les organismes privés qui ont beaucoup plus de compétences en terme de développement technologique. Dans les équipes de conception des services numériques, on trouve beaucoup de consultants qui ont en quelque sorte la mainmise sur le volet technique. Lorsque quelque chose ne fonctionnait pas bien, j’ai souvent entendu des personnes responsables en interne dire qu’elles ne savaient rien y faire car il s’agissait d’un logiciel développé par telle société aux États Unis. Il y a une espèce de fuite de compétences qui sont, au niveau du numérique, clairement aux mains des firmes privées. Cela réduit les principes d’action propres aux institutions d’intérêt général avec le risque de privatisation numérique des services publics. Avec le risque d’un service public à deux vitesses avec des citoyens ordinaires qui peuvent profiter pleinement de tous les services proposés de manière individualisée et les autres. »