Quel rôle pour l’éducation permanente dans la lutte contre les inégalités numériques? C’est l’intitulé de la présentation de Périne Brotcorne, chercheuse au CIRTES et assistante à la FOPES, lors du webinaire organisé en mai dernier par les associations reconnues en éducation permanente dans le Brabant wallon sur la thématique des droits numériques .Pour elle, le défi de l’éducation populaire est de faire passer ses publics du stade de l’adoption contrainte à l’appropriation critique du numérique. Et de passer de l’état de consommateur surveillé à celui d’acteur éclairé.
Trois niveaux d’inégalités numériques
« La fracture numérique », explique-t-elle, « est un mauvais terme pour une bonne question. Il y a mon sens trois niveaux d’inégalité. Celle de l’accès aux équipements. On croyait la chose réglée. La pandémie a montré que la question reste d’actualité. Il y a l’égalité dans les usages et les compétences, une fois la barrière de l’accès franchie. Et il y a les inégalités dans la capacité à comprendre les usages et leurs implications sociales. »
Tirer des bénéfices sociaux du numérique
« Beaucoup d’associations en éducation permanente travaillent sur les deux premiers niveaux, sur l’accès à l’équipement et sur la maîtrise technique et cognitive des outils mais ce n’est pas suffisant. Quelque part, dans un contexte de digitalisation accrue, c’est travailler sur une forme commanditée d’intégration, sur une participation laborieuse à la société numérique. Ce dont il s’agit ici, c’est de favoriser une vision critique des usages et de travailler à une pleine appropriation sociale des technologies numériques. Il faut dépasser le stade de l’adoption et de l’apprentissage et réussir à mettre le numérique au service de l’autonomie et de l’émancipation des individus et du collectif. L’objectif de l’éducation permanente doit être de parvenir à tirer des bénéfices sociaux de l’utilisation des technologies numériques. »
Adoption contrainte
« Quelque part, on force la main aux gens. L’Europe exerce une pression importante en faveur du digital par défaut. La pandémie a amplifié cette course à la dématérialisation. Mais dans la digitalisation des services, publics comme privés, nos recherches montrent que leur maître d’œuvre les configurent à l’intention d’individus qui sont supposés utilisateurs. L’usager est considéré a priori comme mobile et connecté. Le non usager, celui qui est mal à l’aise, est vu comme quelqu’un de déficient qui doit augmenter ses compétences numériques. Ce qui m’ennuie, c’est qu’on déplace la responsabilité sur l’individu qu’on contraint à s’adapter. »
A l’état de consommateurs surveillés
« On crée une norme sociale dominante alors qu’une partie importante de la population -l’AdN parle de 40% des wallons, ne suit pas cette norme sociale numérique. Ce n’est pas démocratique. Ce mouvement de numérisation n’est pas pensé avec les citoyens. Il y a une forme d’activation numérique. Il y a une injonction à un usage permanent de technologies dont le fonctionnement est de moins en moins visible et lisible. Elles agissent à l’insu d’usagers qu’on réduit à l’état de consommateur surveillé. Or des choix politiques et idéologiques sont faits. C’est un choix de passer par des plates-formes propriétaires plutôt que des logiciels libres. C’est un choix de favoriser les échanges par mail et non pas via d’autres formes d’interactions où les questions de lecture et d’écriture sont moins prégnantes. La technologie n’est pas neutre. »
Appropriation et non adoption
Pour la chercheuse, l’enjeu pour l’éducation permanente, ce n’est pas seulement d’éduquer ou de former à l’utilisation instrumentale et cognitive mais c’est aussi de pouvoir faire comprendre le fonctionnement d’un système de plus en plus opaque. « Les acteurs de l’éducation permanente doivent dépasser le seuil de la formation individuelle de type instrumentale pour pouvoir accompagner collectivement les apprenants dans une compréhension critique du fonctionnement de ces technologies pour arriver à de l’appropriation et non de l’adoption contrainte des technologies. »