C’est le titre d’un livre rédigé par Nicolas Alep, professeur d’informatique, et Julia Laïnae, étudiante lyonnaise en philosophie, tous deux technocritiques et respectivement membre des associations les Décâblés et Technologos. De « passage » à Bruxelles pour une conférence en ligne organisée par Point Culture, Nicolas Alep est revenu sur la volonté des deux auteurs de « mettre les pieds dans le plat » et d’attaquer en frontal les acteurs de l’inclusion numérique et du libre, à leurs yeux les faux gentils, garde-fous anecdotiques qui n’empêchent en rien la déferlante d’un numérique ravageur (pour l’environnement) et exclusif (pour la vie sociale). Pour eux, un autre numérique -libre, ouvert, inclusif, respectueux de la vie privée n’est pas possible: soit leurs partisans noient le poisson, soit ils renforcent le système existant.
Une spirale infernale
« Notre livre », explique Nicolas Alep, « part d’un triple constat sur les ravages que le numérique occasionne, qu’il soit écologique avec l’extraction des métaux rares, qu’il soit énergétique dans un moment où il faut bien admettre qu’à échelle planétaire, le numérique fonctionne au charbon ou qu’il soit social avec l’impact dramatique qu’il a sur les libertés et le formatage de la vie en société. La technologie n’est pas neutre: elle est ambivalente. On ne peut pas avoir de Wikipédia sans avoir de Google et voyez qui deux est en train de gagner! On se trouve devant une spirale infernale d’accélération et d’auto-accroissement d’un numérique qui a finit par créer sa propre dynamique. C’est l’un des faits les plus déterminants d’une vie en société réduite à des 1 et 2. »
La réduction numérique
Pour les 2 auteurs, le numérique est intrinsèquement aliénant. « Voilà 50 ans qu’on nous fait rentrer dans des cases. La vie en société est de plus en plus réduite à des données qu’on entre dans des tables de base de données pour les traiter et prendre des décisions formatées. Nous vivons dans une société qui s’organise pour fonctionner sur des formats de base de données. Tout ce qui dépasse, comme l’explique Eric Sadin dans son livre « La vie algorithmique », le système tend à l’effacer. Nous ne vivons plus que quantifiés »
Inclusion numérique: faire rentrer tout le monde dans le rang
Pour Julia Laïnae et Nicolas Alep, les partisans d’un numérique autre, ceux qu’ils appellent les alternuméristes ne sont que les fous heureux d’un système guidé de main de fer par un technocapitalisme destructeur des humains et de la nature. Dans ce contexte, les militants des logiciels libres sont une goutte dans l’océan du digital et les acteurs de l’inclusion numérique travaillent à ce que tous rentrent dans le rang du tout numérique « Avec beaucoup de bonne volonté, les travailleurs sociaux et les animateurs multimédias contribuent au plan massif d’intégration dans un monde exclusivement digital. En formant et en accompagnant les publics précarisés et fragilisés, ils œuvrent à ce qu’il n’y ait plus aucune entrave à son déploiement. On est en train de nous préparer un monde qui sera totalement dépendant du digital, avec un conditionnement dont nous n’aurons plus les moyens de nous extraire. »
L’injonction du digital
« On a actuellement une injonction à s’adapter. Sinon, c’est la marginalisation. On ne nous laisse pas d’alternative et on nous fait avancer à marche forcée. Il faut se montrer lucide sur ce que la numérisation a déjà occasionné comme régressions, pour permettre de bien faire comprendre en quoi les propositions alternuméristes peuvent être source d’illusions. Ce dont nous avons besoin, ce n’est pas d’un patch logiciel, d’un bricolage juridique, ni même d’un peu d’éthique. Ce qu’il nous faut d’abord et avant tout, c’est arrêter la machine ». Oui, mais comment?
Courage fuyons
« Dans le bouquin », répond Nicolas Alep, « on n’a pas la fin ni le programme. Ce livre a l’ambition d’ouvrir le débat pas de proposer un plan d’action ou d’indiquer où et comment on met le frein.» Et il faut bien avouer que de cette posture de type trou noir naît une immense frustration et une déception tout aussi intense. Le message tient un peu du « courage fuyons » car si les acteurs de l’inclusion numérique, animateurs multimédias, aidants numériques et les défenseurs d’un numérique libre et démocratique jettent le gant, c’est bien les actionnaires de la société digitale automatique et quantifiée qu’Alep et Laïnae dénoncent qui investira la place dans la micro ou nanoseconde qui suivra.
Défaitisme et fatalisme
Avec ce livre qui explique que les libristes font illusion et que les acteurs de l’inclusion nourrissent le monstre numérique, les auteurs n’ouvrent aucun horizon. Au contraire, ils ferment les portes à ceux qui travaillent pour un numérique ouvert, libre, transparent et respectueux de l’humain. Ils envoient une fin de non recevoir à ceux qui militent pour que tous aient accès aux droits essentiels, le logement, la formation, l’alimentation, la culture, et le numérique. Ils tournent le dos aux militants et travailleurs sociaux qui, comme en Belgique avec les réseaux RWLP et Lire & Ecrire se battent pour qu’une permanence humaine reste à l’heure du jour à l’heure de la digitalisation à tout crin. Ils découragent ceux qui combattent au jour le jour les velléités d’introduction de technologies liberticides.
Les alternuméristes ont un plan d’action, pas les technocritistes
Et donc oui, le numérique a une dimension émancipatrice, ouvre des portes, permet l’échange et le dialogue. Et ce numérique là non seulement est possible, mais il existe. Alors plutôt que de baisser les bras, il faut mettre à l’ordre du jour son amplification en faisant converger toutes les forces vivent qui travaillent et militent en sa faveur. Contrairement aux technocritistes, les alternuméristes ont un plan d’action et le revendiquent.