C’est une des questions posées à Périne Brotcorne, assistante et chargée de cours à la FOPES, chercheuse au sein du CIRTES, UCLouvain et docteure en sociologie. Face au rouleau compresseur du numérique par défaut, elle défend l’idée de la mise en place d’un conseil du numérique réunissant citoyens et société civile pour réfléchir à ce que, en matière d’accès aux droits, on délègue à la technique et à l’humain.
Périne Brotcorne : » On a tendance à oublier qu’il y a une grosse impulsion européenne et que la Belgique est assez bien cadenassée par rapport à des objectifs qui deviennent des obligations au niveau européen. Depuis les années 2000, elle s’est alignée sur la stratégie un peu métrique de l’union européenne qui est par ailleurs fortement ancrée dans les autres pays. Les objectifs ont été rassemblés dans le plan Europe numérique et le mouvement de numérisation de la société en général et des services publics s’est accéléré à partir des années 2010. Il a aujourd’hui comme point d’orgue la décennie numérique de l’Europe avec les objectifs suivants fixés pour 2030 : 100 % des services publics clés en ligne, 100 % d’accès par les citoyens à leurs dossiers médicaux en ligne, 100 % des citoyens possédant une identité numériques et 80 % minimum de la population ayant des compétences numériques de base. »
Numérique par défaut
» Le grand principe de tout cela, c’est le numérique par défaut. Mais à quel niveau ? Le service public numérique par défaut, cela peut être, Élise Degrave insiste régulièrement sur le sujet, l’idée de l’only once. Sur le fait que le citoyen ne doive demander qu’une seule fois à l’administration l’information dont il a besoin. C’est en jargon technique l’automatisation du back office, des échanges entre administrations. Grâce aux technologies numériques, les administrations vont pouvoir mieux interagir entre elles et l’information introduite une fois par le citoyen sera partagée par tous les services. L’autre volet, c’est le front office, c’est à dire l’interface entre le citoyen et les administrations. Ce qu’il est important de comprendre, c’est que l’impératif de l’only once n’implique pas nécessairement que le service qui soit délivré à l’usager soit numérisé. Cela n’implique pas qu’on enlève les premières lignes humaines en dématérialisant la relation entre le citoyen et le service public. »
Quid des alternatives
» Depuis la crise Covid, il y eu une accélération de la tendance à travers les politiques de relance où d’importants moyens ont été dégagés pour soutenir ce processus de numérisation. Aujourd’hui avec la feuille de route numérique de l’Europe, l’objectif est que d’ici 2030 tous les services soient numérisés mais rien n’est dit ou c’est très peu clair de ce qui est fait des autres alternatives qui ne soient pas numériques. »
L’inclusion à charge de l’usager
» L’autre grand objectif, c’est que 80 % des citoyens sachent utiliser l’outil numérique. On est donc vraiment dans une vision de l’inclusion par la numérisation avec l’oubli de ces questions d’alternatives non numériques. Cette inclusion par l’augmentation des compétences va passer par un accompagnement des citoyens. Tous les projets financés vont dans cet objectif là. Je l’ai souvent dit, c’est une vision très individualisée et très responsabilisante d’une inclusion qui est mise à charge de l’usager. C’est à lui de s’adapter, de se motiver, de se former. On est pas du tout en réalité dans une politique d’inclusion numérique où c’est à l’environnement à s’adapter à la pluralité des usagers et non l’inverse. Ici, c’est à l’usager et à leurs proches, aidants numériques formels et informels, à s’adapter à une transition numérique qui n’est absolument pas remise en question. »
Un beau combat
« Mais il y a des mouvements de résistance. Les associations notamment, je songe à ce qui se passe avec les manifestations et actions contre l’ordonnance Bruxelles numérique. Leur objectif, c’est de replacer l’humain au centre. Alors maintenant, je ne pense pas que toutes leurs revendications aboutiront mais je suis convaincue qu’ils installent un rapport de force qui fait bouger les choses. Ils parviennent à mettre à l’agenda politique cette question d’inclusion numérique. Ils travaillent à faire bouger la définition de ce qu’est l’inclusion sociale et l’égalité dans un monde numérique en essayant de déplacer la définition classique de l’inclusion numérique, celle de l’Europe qui est de former tous les citoyens à l’utilisation du numérique pour accéder aux services publics. Ils redéfinissent la question de l’inclusion, de l’égalité et de l’accès du service public à l’heure du tout numérique en disant que l’égalité d’accès cela passe aussi par le non numérique. D’autant qu’au niveau juridique, ils prouvent avec notamment le soutien de la sphère universitaire que le mouvement en cours en respecte pas toute une série de droits et donc sort du champ légal. C’est un beau combat qui est mené. »
Un conseil du numérique pour réfléchir à la délégation
« Mais on ne reviendra pas au zéro digital. En ce sens, je pense qu’il faudrait mettre à l’ordre du jour la mise en place d’une sorte de conseil numérique réunissant différents types de citoyens et la société civile pour réfléchir à la question de la délégation. Qu’est ce qu’on délègue, notamment dans la numérisation des services publics, quelles sont les étapes dans l’accès à ces services publics que l’on délègue à la technique et quelles sont celles qui sont maintenues dans les mains des humains. Il y a différentes étapes dans la numérisation, je parlais tout à l’heure du back office et du front office. Et s’il y a des étapes où c’est la technique qui prend des décisions qui ont des effets directs de non recours aux droits ou qui bloquent l’accès à des droits fondamentaux, cela pose de vraies questions. Il serait donc intéressant de revendiquer une réflexion autour de la délégation entre humain et technique sur ce volet là. «