Pour Elise Degrave, professeure à la Faculté de droit de l’UNamur et directrice de recherches au NADI/Crids, le numérique doit relever du choix personnel, à plus forte raison dans les services publics qui sont incontournables puisque le citoyen n’a pas le choix du prestataire. Ce choix est mis en péril lorsque l’usage du numérique tend à être privilégié, et à faire disparaître la possibilité d’un contact avec un agent humain.
Elise Degrave : » Dans la relation entre les personnes et les services, le numérique doit être une possibilité, mais non une contrainte. C’est un outil très intéressant pour renforcer l’efficacité des démarches, lorsque ces outils fonctionnent et pour qui peut les utiliser. Mais il est aussi un obstacle pour les populations fragilisées, et parfois une source de stress, ponctuel mais réel, pour les personnes plus privilégiées. »
Mise en cause du droit fondamental à l’égalité
» Or, des normes imposant la voie numérique pourraient heurter le droit fondamental à l’égalité et la non-discrimination (articles 10 et 11 de la Constitution) et, partant, être invalidées par la Cour constitutionnelle ou le Conseil d’État. Il convient en effet d’être attentif au risque de discriminations indirectes, notamment. Par exemple, imposer que les démarches administratives soient effectuées en ligne dans les administrations,sans organiser le maintien de guichets physiques, serait une mesure neutre en apparence. Mais concrètement, elle aboutirait à créer une différence de traitement non justifiée en défaveur d’une partie de la population, en l’occurrence, les personnes qui, du fait de leur manque d’autonomie numérique, seraient ainsi exclues de l’accès à certains droits et services. »
3 exemplaires papier du Moniteur pour tout le pays
» Cet argument a déjà convaincu la Cour constitutionnelle d’annuler une disposition législative prévoyant que l’accès au Moniteur belge devait se faire en passant par Internet, hormis trois exemplaires papier encore disponibles dans le pays. La Cour a annulé la disposition attaquée, estimant que, ce faisant, » un nombre important de personnes se verront privées de l’accès effectif aux textes officiels, en particulier par l’absence de mesures d’accompagnement qui leur donneraient la possibilité de consulter ces textes « . Depuis lors, tout citoyen peut téléphoner à un agent humain, via un numéro gratuit, pour être aidé dans sa recherche de tout acte ou document publié au Moniteur belge, et en demander une copie à prix coûtant. »
Garantir un contact humain
« La Charte de l’utilisateur des services publics, imposée depuis 1992 par le gouvernement fédéral dans un but de » modernisation » et d’ »amélioration des services publics « , renforce cette exigence en affirmant un principe général de souplesse, qui implique notamment » de bons contacts oraux et écrits » et » l’assouplissement des heures d’ouverture, l’accueil des utilisateurs et la formation appropriée des agents en contact avec le public « . Un principe général de protection juridique est également consacré, en vertu duquel » l’utilisateur doit être en mesure de faire respecter ses droits et de faire valoir ses intérêts « . De surcroît, la liberté de choix est aussi protégée par d’autres droits fondamentaux, comme le droit à la protection de la vie privée (article 22 de la Constitution) et à la protection des données à caractère personnel (organisée notamment par le » RGPD « ).
Droit du citoyen de refuser la voie numérique
« À ce titre, un citoyen a le droit de garder la maîtrise de ses données à caractère personnel et de refuser d’utiliser la voie numérique pour interagir avec l’État, notamment en renonçant à utiliser la boîte mail officielle qu’est l’eBox. Mais jusqu’à quand ? Pour atteindre l’objectif européen des » services 100 % en ligne » d’ici 2030, peut-on exiger d’un citoyen ayant choisi la voie numérique pour interagir avec les services publics qu’il ne puisse plus revenir au papier pour ses démarches administratives ? Pourtant, une telle norme violerait l’article 7.3 du RGPD qui permet au citoyen de changer d’avis en lui donnant le droit de retirer son consentement à tout moment. Dans un autre domaine, la récente application » Smartmove » que les Bruxellois sont invités à télécharger pour le calcul de la taxe kilométrique à Bruxelles, si elle devait donner lieu à des avantages pour ses utilisateurs, voire devenir obligatoire, rendrait incontournable l’usage d’un smartphone pour remplir des obligations civiques. Ne pas avoir de smartphone serait-il alors encore un droit ? » Pour Elise Degrave, le numérique doit-il ainsi pouvoir être choisi. Il doit également être contrôlé, comme on le verra dans un troisième et dernier article
Article original
Degrave, E 2023, ‘Réveiller le droit à l’égalité dans la stratosphère numérique’, Journal des Tribunaux, Numéro 6927, p. 89-91.