(D’après un article original paru sur le site du Collectif InES écrit par Elise Debière et Périne Brotcorne avec la participation de Justine Vleminckx)
Il faut « monter dans le train du progrès », telle est la réponse politique récurrente face aux marques d’inquiétude dont témoigne une grande partie du milieu associatif et académique devant la numérisation toujours plus rapide des services publics. L’argument est pernicieux. Il sous-entend tout d’abord que les interlocuteur·rices à qui il s’adresse sont quelque peu réactionnaires. Il renforce également l’idée que la numérisation des démarches administratives, comme de l’ensemble de la société, est un mouvement inexorable, forcément synonyme de progrès et qu’on ne peut, par conséquent, pas faire grand-chose pour le tempérer. Cette rhétorique éloigne la possibilité d’interroger le sens de ces transformations ainsi que la direction qui leur est donnée : la seule option envisageable est de s’y adapter. C’est l’un des effets insidieux de ce que le sociologue Luc Boltanski (2008) appelle la domination complexe, propre aux sociétés capitalistes-démocratiques contemporaines : « une de ses caractéristiques est de présenter le changement comme étant à la fois inéluctable et souhaitable. C’est une nécessité qu’il faut vouloir » (2008, 38). Il n’y a donc pas de réel débat démocratique sur le sujet de la numérisation et donc pas de choix possible pour les citoyen·nes.
Outre la question démocratique, le biologiste Olivier Hamant rappelle qu’une « smart city » entièrement numérique est un projet peu viable au niveau des ressources environnementales, remettant ce faisant en question ce que l’on entend traditionnellement par « progrès » (2023).
L’objectif de cette note n’est pas de s’opposer à la possibilité de disposer d’une version en ligne des services d’intérêt général. Elle n’est pas non plus à défendre une position d’arrière-garde revendiquant un « retour en arrière », ce qui supposerait d’ailleurs une idéalisation de la période « prénumérique » (ou, plus proche de nous, de la période pré-covid). Les acteurs associatifs le savent bien : le non-recours ne date pas de la numérisation massive des services essentiels. Comme de nombreuses recherches scientifiques l’ont déjà montré (Noël et Aouassar 2017; Warin 2010, 2017), celui-ci est la conséquence de nombreux facteurs qui sont loin d’avoir disparu (formulaires incompréhensibles, parcours administratifs alambiqués, méconnaissance des droits, barrière de la langue…). La note entend défendre l’idée démocratique essentielle selon laquelle la voie numérique doit rester une option aux côtés d’un accueil physique et téléphonique de qualité et accessible par défaut.
QUELQUES CHIFFRES
46% des Belges sont en situation de vulnérabilité numérique. C’est le chiffre phare du dernier baromètre de la Fondation Roi Baudouin (FRB) sur l’inclusion numérique (Faure et al. 2022). L’étude n’a pris en compte que les Belges âgé·es entre 16 et 74 ans, laissant de côté le public des + de 75 ans, potentiellement le plus vulnérable sur la question. On peut raisonnablement avancer que c’est donc bien la moitié des Belges qui a des problèmes avec les outils numériques. Si la moitié des Belges n’a que des compétences faibles pour réaliser correctement des démarches en ligne ou pour comprendre les enjeux basiques de l’interface, ou alors n’est pas utilisatrice du numérique, cela signifie que ce ne sont donc pas que des personnes précarisées socio-économiquement qui sont touchées, c’est potentiellement le·la citoyen·ne lambda également !
Il est néanmoins intéressant de croiser ce chiffre avec la situation socio-économique des individus. C’est en premier lieu le niveau du diplôme qui influence le plus les compétences numériques. 74% des personnes possédant au maximum un certificat de secondaire inférieur n’utilisent pas ou ne sont pas compétentes dans les outils numériques (contre 23% des personnes ayant un diplôme de l’enseignement supérieur). Le niveau de diplôme est d’ailleurs un facteur plus déterminant que l’âge ; les chiffres de la FRB montrent que généralement, des jeunes peu éduqué·es ont des compétences moins importantes que des personnes âgées éduquées. Les femmes, les personnes isolées et les personnes avec un faible revenu, sont, sans surprise, les plus vulnérables des publics en termes d’inclusion numérique. Les écarts entre ces groupes et les publics plus favorisés en matière de compétence numérique se sont d’ailleurs accrus entre 2019 et 2021.
Contrairement aux idées reçues, les jeunes ne sont par ailleurs pas protégé·es de la fracture numérique. Un tiers des jeunes entre 16 et 24 ans (33%) ne possèdent que de faibles compétences numériques. Ce chiffre passe à 45% pour ceux·celles ayant au plus un diplôme du secondaire et 62% pour les jeunes sans emploi.
La FRB note également une augmentation de la vulnérabilité numérique. Elle touche, en 2021, 46% de la population contre 40% en 2019. Comment l’expliquer ? Les compétences numériques évoluent et se diversifient. Il y a eu une forme d’inflation des compétences à acquérir pour être en capacité d’utiliser les outils numériques de manière sécurisée (mise en place du RGPD, période Covid…). L’acquisition des compétences n’allant pas aussi vite que la complexification de celles-ci, la vulnérabilité augmente.
L’INCLUSION NUMÉRIQUE
Pour faire face à cette réalité, des politiques et des aides diverses visant l’inclusion numérique sont mises en place. Le concept d’inclusion numérique « désigne le processus social par lequel l’individu parvient à tirer pleinement parti des possibilités d’action offertes par des technologies numériques pour maintenir et améliorer sa position sociale […] » (Brotcorne, Bonnetier, et Vendramin 2021, § 11). Dans cette acception, il revient donc à l’individu de mobiliser correctement ces outils et de se former à leur utilisation.
Les espaces publics numériques (EPN) sont des ressources importantes de l’inclusion numérique. Les EPN remplissent des missions essentielles en donnant accès à du matériel informatique, à une connexion ainsi qu’à un encadrement au public. Ils ne peuvent toutefois être brandis, à eux seuls, comme étant la solution miracle pour permettre à tous·tes de « monter dans le train du progrès ». D’une part, les EPN souffrent actuellement d’un problème systémique de sous-financement : ils fonctionnent majoritairement sur base d’appels à projets, incertains dans le temps, ce qui les place dans l’impossibilité d’assurer une stabilité du personnel. Cette instabilité provoque un turn-over important parmi les animateur·rices qui y travaillent et donc une difficulté à maintenir une formation longue et de qualité sur le terrain. D’autre part, ces dernier·ères, comme l’intitulé de leur fonction le sous-entend, ne sont pas des assistant·es sociaux·les. Ils et elles ne sont pas formé·es à traiter de la complexité des demandes des usager·ères. Le nécessaire refinancement des EPN, promis par les élu·es bruxellois·es de 6 partis présent·es au débat sur l’ordonnance « Bruxelles numérique »[1], ne peut donc servir d’excuse pour évacuer à la fois la question fondamentale du maintien de la présence humaine au sein des administrations, dont la fonction essentielle est d’accueillir et d’informer les citoyen·nes, et la légitimité des services sociaux à s’emparer de ces thématiques.
La sociologue Périne Brotcorne insiste depuis longtemps sur le fait que « […] les inégalités produites par ce processus d’intégration inégale concernent moins les écarts dans l’accès et l’usage des technologies numériques que les effets discriminatoires générés par ces différences dans les divers domaines de la vie sociale (éducation, emploi, vie administrative et citoyenne, etc.). » (idem 2021, § 12). C’est ce qu’illustre l’exemple de cette femme, la trentaine, ne maîtrisant pas bien le français. Elle explique[2] avoir du mal avec les outils numériques. La dernière fois qu’elle a envoyé un mail, c’était à Actiris pour une offre d’emploi, elle n’a jamais reçu de réponse. Elle a appelé le service, qui a dit ne pas avoir reçu son email. Ça lui est déjà arrivé plusieurs fois : « Je vois les offres sur Actiris, mais je ne sais pas y répondre. Dans les faits, ce que ça veut dire, c’est que ces offres elles ne seront jamais pour toi. Elles seront pour ceux qui savent y répondre ». Ces « effets discriminatoires » peuvent ainsi directement entraîner une situation de (non)-recours aux droits (Grellié et al. 2022; Noël 2021). Faute de pouvoir envoyer un document ou d’atteindre une administration, certain·es citoyen·nes renoncent à des aides auxquelles ils et elles auraient pourtant droit.
LES SERVICES SOCIAUX EN SANDWICHES ENTRE LES ADMINISTRATIONS ET LES BÉNÉFICIAIRES
Dans les faits, certains droits et services ne sont accessibles aux citoyen·nes que par le biais des démarches en ligne. Une ligne téléphonique est souvent mise à disposition, mais elle ne fonctionne pas toujours de façon effective. Pour les personnes en vulnérabilité numérique, les services sociaux sont alors les dernières chances pour tenter d’accéder à leurs droits. Mais ces derniers rencontrent eux-mêmes des difficultés à atteindre certaines administrations (pas de réponse aux mails, attente téléphonique interminable…) ou se heurtent à des problèmes liés au RGPD. Certains services refusent par exemple d’envoyer des informations à un autre mail que celui du·de la bénéficiaire concerné·e… qui ne sait pas utiliser de boîte mails. Les assistant·es sociaux·les expliquent de plus en plus souvent demander une procuration pour pouvoir réaliser les démarches pour leurs usager·ères.
Certains de ces services ont dû développer des listes de SPOC (single person of contact) au sein de diverses administrations afin d’avoir une voie d’entrée privilégiée et une plus grande assurance de solutions aux problèmes de leurs bénéficiaires. En plus de rendre leurs usager·ères (encore plus) dépendant·es d’eux·elles car ils et elles ne peuvent avoir de réponses autrement, ce bricolage ne peut faire office de solution permanente.
Marcel[3], la cinquantaine, préférerait faire les virements directement à la banque, c’est plus facile pour lui que sur son téléphone ou un ordinateur qu’il maîtrise moins. Mais aujourd’hui, tout passe par Internet. « Je n’aime pas, je n’y arrive pas, alors je laisse tomber », explique-t-il. Marcel est tellement dépassé par ses paiements de factures que, régulièrement, il ne les paye pas directement : « J’attends, et quand ça devient dramatique, je vais voir les médiations de dettes et puis je paye tout en un coup. A ce moment-là, il y a les frais de rappel, les factures ont augmenté, mais comme ça, les virements sont faits ». Il se tourne alors vers l’Union des Locataires pour leur demander de se charger de ses dettes, mais se rend compte que cette situation n’est pas tenable. « Ils sont débordés par les gens comme nous. Ce n’est pas à eux de faire ces démarches. Mais seul, je ne m’en sors pas. »
Effectivement, les services sociaux sont débordés. A une précarité renforcée par les crises traversées et donc une augmentation des bénéficiaires qui franchissent, parfois pour la première fois, les portes de services, s’ajoute la charge supplémentaire de pallier à la numérisation des services essentiels. Par exemple, dès le mois de mai, les assistant·es sociaux·les savent qu’ils et elles vont voir défiler des centaines de déclaration d’impôts à remplir alors qu’ils et elles ne sont pas formé·es à le faire. Ce n’est pas dans leurs missions. A l’approche de la rentrée, la même chose se déroule avec les demandes de bourses d’étude. Et ainsi de suite…
Ce contexte a des impacts directs sur les travailleur·ses sociaux·les et vient alimenter les profonds questionnements de sens qui habitent depuis longtemps le secteur du social, confronté d’une part, à la pression d’une culture du résultat et de l’évaluation imposée par des politiques sociales agies par des logiques managériales ; et d’autre part, à l’augmentation et à la complexification des situations de vulnérabilités (Hubert et Vleminckx 2019; Ravon et al. 2008). Car, non seulement, l’inaccessibilité des services publics contribue à alimenter l’usure des travailleur·ses sociaux·les et à accentuer leur sentiment d’impuissance. Mais également, en œuvrant à pallier les effets de la numérisation des services essentiels, ils et elles ne sont plus en mesure d’assurer une partie essentielle de leur missions, à savoir: une intervention communautaire de fond, centrée sur le temps long de la rencontre et la création de solidarités chaudes (via des initiatives de cohésion sociale, par exemple, ou de participation citoyenne et de démocratie bas-seuil où chacun·e peut s’investir à l’échelle d’une rue ou d’un quartier et reconstruire son pouvoir d’agir).
- [1] Les vidéos et le compte-rendu du débat du 25 mai 2023 sont disponibles à l’adresse suivante : https://lire-et-ecrire.be/Debat-sur-l-ordonnance-Bruxelles-numerique
- [2] Tous les témoignages ont été récoltés par l’équipe BRI-Co de la Fédération des Services Sociaux lors de la mobilisation associative et citoyenne contre l’ordonnance « Bruxelles numérique » à Molenbeek le 27 avril 2023.
- [3] Pseudonyme.