Selon la Professeure à l’Université de Namur et directrice de recherches au Nadi/Crids, le numérique ne peut pas être une fin en soi mais un outil qui doit être mis au service des citoyens. Interrogée dans Matin Première à l’occasion de la journée d’action du 10 octobre dernier contre le projet d’ordonnance « Bruxelles Numérique », la spécialiste en droit numérique prêche pour un large débat interdisciplinaire concernant la numérisation de l’administration. Ce dans un contexte où la boussole numérique européenne prévoit d’ici 2030 l’accessibilité en ligne de 100% des services administratifs.
Quid des permanences
« Avec un grand point d’interrogation: celui de savoir s’il restera encore des guichets humains parce qu’à ce stade, il n’y a aucune garantie à ce niveau. » Des propos qui éclairent différentes actions associatives en faveur de l’inclusion numérique. En Wallonie pour dénoncer la digitalisation des services essentiels. A Bruxelles pour que figure noir sur blanc dans le projet d’ordonnance Bruxelles Numérique la présence de guichets d’accueil « humains » et de permanences téléphoniques lorsque la digitalisation de tous les services administratifs sera devenue une obligation. La question n’est pas de se positionner contre l’informatisation des services mais de rester accessibles à toutes et à tous.
Non au droit robot
Elise Degrave : »Il n’est pas du tout question de remettre en cause l’administration numérique qui présente plein d’avantages pour les citoyens. Par exemple quand vous déménagez, vous ne devez plus prévenir 15 institutions différentes parce que les administrations sont légalement obligées de s’échanger entre elles cette information par voie numérique. Le problème se situe à un autre niveau, celui du dialogue entre l’administration et le citoyen. Celui-ci n’a pas le choix. Pour ses démarches administratives, il doit passer par l’état: pour rendre sa déclaration fiscale, pour demander une carte d’identité, un passeport, une allocation familiale ou une allocation de chômage, en bref pour faire valoir ses droits et ses obligations. Or le droit n’est pas fait pour être appliqué par des machines. »
Le non recours au droit
Dans ces processus de digitalisation, on se retrouve très vite dans la situation de cocher des cases et très souvent, on ne sait pas très bien dans lesquelles on rentre. Et ce n’est pas une question d’éducation numérique. Il y a aussi le problème de la fiabilité. Les services en ligne nous confrontent régulièrement à des bugs, du style erreur 404. C’est une source de stress importante pour des utilisatrices et des utilisateurs « captif(ve)s. En quelque sorte, on se retrouve toutes et tous à devoir gérer soi même son dossier administratif là où, auparavant, celui-ci était géré par un agent de l’administration dont c’était le métier et qui était très à l’aise avec ces procédures. Dans certaines tranches de notre population, ces bugs sont mortifères pour celles et ceux qui dépendent de l’État pour leur survie, pour se loger, pour se nourrir, pour se soigner et de déplacer. Du fait du numérique, ces gens sont vraiment mis dans une impossibilité de faire valeur leurs droits: c’est ce qu’on appelle le non recours au droit. »
Recalé par le Conseil d’État
En attendant, le texte d’ordonnance a été recalé au Conseil d’État. Elise Degrave: « Le Conseil d’État a rendu son avis sur la question. La situation est vraiment grave sur le plan constitutionnel, avec le non respect de 3 droits fondamentaux protégés par la constitution et pas des moindres. Le premier est le droit à l’égalité et la non discrimination parce que le texte va conduire à exclure, défavoriser des catégories entières de la population, notamment sur la base de l’âge. Et on ne parle pas seulement des personnes âgées: l’étude de la Fondation Roi Baudouin a très bien démontré qu’ un jeune sur 3 est en difficulté avec le numérique. Le deuxième droit fondamental, c’est le droit à l’inclusion des personnes handicapées qui est également ébranlé. Vient ensuite le droit à la dignité humaine qui inclut tout un catalogue de droits: le droit à l’aide sociale, à l’aide médicale, le droit à un logement décent. Tous ces droits sont ébranlés par la numérisation de l’administration. »
La digitalisation de l’administration est vécue comme un rouleau compresseur
L’avis du Conseil d’État est la porte ouverte à un recours à la cour constitutionnelle qui pourrait annuler le texte. Mais de façon plus générale constate la chercheuse, la situation est tendue. « La numérisation de l’administration est vécue comme un rouleau compresseur. Il est vraiment temps vraiment d’avoir un débat interdisciplinaire avec des sociologues, des économistes et des juristes. Il est temps de poser les bonnes questions même si elles dérangent un peu. Est ce qu’en Belgique, on a encore le droit pas avoir de ne pas avoir de smartphone? Dans la négative, le politique doit en assumer la responsabilité et peut être que votre bon vieux Nokia à touche deviendra un instrument de désobéissance civile. Il faut aussi se poser la question des coûts de ces outils, des investissements nécessaires à leur mise en place et leur mise à jour. Il faut évaluer le coût des bugs et des dysfonctionnements qu’ils provoquent. Je pense qu’il faut mettre l’état devant ses responsabilités en rappelant bien que le numérique n’est qu’un outil qui doit être mis au service des citoyens et non l’inverse. »